La réponse est déjà là : sitôt le Président Biden avait annoncé sa candidature à sa réélection que le camp républicain inondait les réseaux de vidéos apocalyptiques plus vraies que nature où les migrants affluaient, les soldats occupaient les rues, Taïwan se faisait bombarder. Ce clip, généré par une intelligence artificielle, provoqua beaucoup d’émois et de commentaires - à juste titre - sur la confusion entre fiction et réalité dans une campagne électorale. Ce débat rejoint, en vérité, l’un des plus vieux du monde puisqu’il est celui de l’honnêteté ou du mensonge en politique. L’électeur n’a pas attendu ce type de contenu pour douter de tout ce qui provient du camp d’en face, et adouber sans recul ce qui provient du sien.
Non, le véritable game-changer avec l’avènement de l’IA, c’est l’industrialisation de l’ultra-ciblage des électeurs. Comme l’avait révélé le scandale Cambdrige Analytica, les réseaux sociaux avaient déjà permis de pousser des messages adaptés à chaque auditoire, via l’aspiration des données personnelles. Dans un monde où l’on peut générer un contenu quasi sur-mesure pour chaque usager, ce sont des Cambridge Analytica sous stéroïdes qui nous attendent. Et dans ce nouveau jeu, on sait bien que les extrêmes ont un avantage de par la nature même des sentiments humains sur lesquels ils s’appuient pour prospérer. Comment s’y préparer ? Comment y faire face ?
Trois scénarios s’envisagent. Le premier est celui d’une IA débridée, sans aucune forme de régulation ou de frein. Le résultat est une cacophonie totale, où les électeurs sont harcelés d’une quantité inouïe d’informations fausses balancées dans des scénarios farfelus et grossiers. Un jeu à somme nulle qui ajoutera la lassitude et au désintérêt vis-à-vis du jeu démocratique, figeant ainsi le jeu démocratique dans les tendances existantes et l’impossibilité de faire émerger une nouvelle offre politique.
Le deuxième est, évidemment, celui d’une réglementation stricte encadrant l’usage de l’IA dans les campagnes électorales, à la manière de celle que nous connaissons en France en matière de propagande électorale. Ainsi, l’on pourrait définir une période pré-électorale au cours de laquelle l’usage de l’IA est bloqué, notamment par les éditeurs, pour tout contenu politique. Une vaste machine administrative et technique serait nécessaire, pour un résultat incertain. Qui serait d’ailleurs légitime en France pour mener une telle bataille ? La Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP) ? La Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) ? Le Conseil d’État ? Et quid de l’échelle européenne, à l’approche des élections de 2024 ?
La dernière option est celle de l'auto-limitation, en obtenant un engagement de la part de tous les partis quant à l’absence d’usage de l’IA dans leurs pratiques électorales. Il ne s’agit pas de compter sur la bonne volonté et la bonne foi de toutes les parties, mais plutôt de rendre coûteux, sur le plan politique, l’opacité sur le sujet. Pourquoi ne pas imaginer une charte, un manifeste signé par tout le spectre politique ? Face à la crainte de voir le débat public empoisonné par la suspicion de l’IA, les absents seraient vite perdants.
À terme, pour préserver la démocratie, c’est une véritable safe place qu’il nous faudra inventer. Une nouvelle agora numérique qui nous redonne de l’oxygène, dans un esprit low tech qui a fait de l’Internet des débuts l’espace de possibilités et de richesses infinies. Une sorte de sanctuaire cyber protégé des excès de la cacophonie numérique… Et qui pourrait d’ailleurs trouver son pendant dans le monde physique, puisque le théâtre de la démocratie doit demeurer l’espace public. Dès à présent, il faut repenser l’usage des bâtiments publics dans cette nouvelle donne électorale, pour garantir dans tous les territoires la possibilité d’assister à un débat complexe, contradictoire, fondé sur les arguments de chacun. L’équivalent du concept de la War Room, ou l’information permet de comprendre la crise qui se déroule, appliqué cette fois au débat public, au service de l’information des citoyens. Une conception du politique à rebours d’un contenu automatiquement généré et automatiquement rabâché par un profil automatiquement ciblé.