Un récent rapport du MIT a jeté un froid : il affirme que 95 % des projets d'IA en entreprise sont des échecs (aucun ROI mesurable). Il n'en fallait pas plus pour déclencher une avalanche d'articles annonçant que l'IA est inutile, que nous serions en pleine bulle prête à exploser d'un jour à l'autre, et qu'il faudrait s'y préparer.
Ce scénario est presque un classique. Carlota Perez, chercheuse spécialiste des révolutions technologiques, a montré que chaque grande avancée tech s'accompagne d'une bulle d'investissement, qui accélère l'innovation mais finit toujours par éclater. L'IA ne devrait pas échapper à cette règle : beaucoup d'argent afflue très vite, souvent de manière irrationnelle, jusqu'à ce que la réalité rappelle à l'ordre. Même Sam Altman, le patron d'OpenAI, admet que les investisseurs sont « surexcités » par l'IA et que nous sommes bien dans une phase de bulle. Un comble quand on sait qu'avec ses « surpromesses » régulières, il est sans doute l'un des principaux artisans de cet emballement.
Revenons à ce fameux chiffre de 95 % d'échecs des projets IA qui a alimenté la panique. Faut-il vraiment s'inquiéter quand ce chiffre provient d'un échantillon de seulement 52 grandes entreprises, et que le « succès » n'est reconnu que s'il y a un retour sur investissement en 6 mois ?
Même les auteurs du rapport admettent que l'IA est moins en cause que la capacité de transformation. L'IA n'est pas magique : comme n'importe quel projet technologique, elle ne donnera rien si l'entreprise n'est pas structurée pour l'accueillir.
Et dans une profusion d'innovations IA dans laquelle nous vivons, est-ce si anormal que de gros projets IA patinent ? Le temps que l'on développe et déploie un outil sur mesure, un nouveau service sort et le ringardise…
Que les gros projets patinent, soit, mais cela ne signifie pas qu'il faille jeter l'éponge ou, pire, verrouiller l'usage de l'IA dans l'entreprise en le réservant à la direction des systèmes d'information (DSI). Aujourd'hui, on constate malheureusement que certains services informatiques freinent des quatre fers dès qu'il s'agit d'utiliser des IA « grand public » (comme ChatGPT) dans les équipes métiers, même lorsque les enjeux de sécurité sont minimes. Les collaborateurs s'en passent-ils ? Bien sûr que non : ils se tournent vers leur compte personnel.
De fait, le rapport du MIT met en lumière le succès de ce « shadow IT » (usages non officiels d'outils numériques par les salariés) de l'IA. Les chercheurs ont découvert que dans plus de 90 % des entreprises étudiées, des employés utilisent régulièrement des IA grand public pour le travail, alors que seulement 40 % avaient acheté une solution officielle. L'IA se diffuse par le terrain, parce qu'elle est facile d'accès et qu'elle répond immédiatement à des besoins concrets. En termes de performance, bien souvent, les employés tirent plus de valeur de leurs pratiques « non officielles » que des projets lourds et complexes déployés par l'entreprise.
Evidemment, fournir un compte Microsoft Copilot à ses salariés ne suffira pas à transformer magiquement l'entreprise. Former les équipes aux outils généraux n'aura qu'un effet limité si l'on ne traite pas le fond du problème. La principale limite à l'efficacité de l'IA aujourd'hui n'est pas technologique, elle est organisationnelle.
Si l'explosion de la bulle IA se confirme, elle aura au moins le mérite de calmer le jeu et de nous ramener sur terre. Finies les promesses délirantes des entreprises de la tech, place à la nécessité de concevoir sérieusement, paramétrer finement, intégrer patiemment aux outils existants et superviser continuellement. En somme, reconsidérer l'IA pour ce qu'elle est vraiment : un formidable outil, capable d'apporter des gains énormes, mais qui requiert méthode et persévérance. C'est une bonne nouvelle. Comme dans toute bulle, l'éclatement chasse les illusions et fait émerger les projets à réelle valeur ajoutée.
En tout état de cause, ce n'est sûrement pas une raison pour arrêter d'investir dans l'IA, bien au contraire. Il faudra continuer à le faire, mais intelligemment. C'est-à-dire en tirant les leçons des échecs récents : plus question de construire des cathédrales high-tech déconnectées du terrain. À la place, il faut investir sur des cas d'usages concrets, à l'échelle humaine, avec une vision d'amélioration. Il convient de miser sur l'itération rapide, l'adaptation continue, sans avoir peur de commencer modestement. L'IA n'est pas une mode passagère : même après l'éclatement de la bulle spéculative, elle restera un moteur d'innovation et de performance. En résumé, il ne s'agit pas de croire aux miracles de l'IA, mais d'y investir comme dans n'importe quel actif stratégique : progressivement, avec des cas d'usage mesurables, et en évitant la surenchère.
Alexandre Villeneuve et Edouard Fillias sont auteurs du « Manuel de Survie à l'IA » (2025, Ellipses) et fondateurs de l'agence de communication JIN.